Quand on a quelques ronds en poche, c’est facile de s’évader et d’aller s’oublier dans des contrées lointaines. Facile de fuir, oui, mais s’adapter au paysage urbain d’un pays qui appartient encore au tiers-monde : pas évident. Démonstration après un mois de vie à Casablanca
Est-ce qu’on peut s’habituer à tout ? Cela dépend de la capacité d’adaptation de chacun. Peut-on s’habituer au Allaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah Akbar, qui réveille parfois à 5 heures du matin ? Aux petits ânes bruns qui tirent des charrettes de fruits et déboulent au beau milieu du carrefour sans aucune notion de feu rouge ou stop ?
Aux hommes, nombreux, assis dans les cafés qui regardent Casablanca la grise s’agiter, s’enfumer, s’étouffer de l’aube jusqu’aux alentours de minuit ? Versailles est une ville propre, belle, froide, qui s’arrête de vivre à 19h30 pour laisser rentrer ses bourgeois manger leurs raviolis (c’est lundi) et regarder Claire Chazal. Quand on vient de là, peut-on se faire à cette effervescence qui naît lorsque la nuit tombe ? A ces petites vendeuses installées tous les 5 mètres sur la route d’Azzemour qui servent de la soupe d’escargots sans qu’on ait à descendre de la voiture ? Un drive-in à la marocaine, en somme.
Les petits métiers
Mon poissonnier Chaque jour qui passe, on découvre un nouveau métier qui n’existe pas ou plus en France. Alors oui, on s’habitue à ce que l’horodateur soit un homme en blouse qui surveille la voiture et prenne 5 dirhams ( = 0,50 €) de pourboire quand on s’en va. On s’habitue au gamin de 12 ans qui travaille dans l’épicerie familiale et vous sert fièrement avec un grand sourire quand son père n’est pas là. On s’habitue au cireur de chaussures qui nettoie les pompes d’un homme d’affaires. Probablement un opportuniste qui surfe sur la vague de l’explosion de la presse et va bientôt sortir son magazine.
Des moutons dans le parking On s’habitue aux vendeuses de pop-corn, aux petites bonnes, à la corruption des agents de police lorsqu’on se fait arrêter en voiture, aux petits taxis rouges qui sillonnent les rues bordées d’immeubles aux murs lépreux. Et il y a le vendeur de DVD piratés de Derb Ghalef, marché au puces mytique de Casablanca, là où on trouve tout, et souvent n’importe quoi. Et les moutons dans le parking au sous-sol de votre immeuble, qui attendent l’aïd pour se faire manger...
Indigestion Par contre, pas sûr d’avoir digéré l’image irréelle de ce petit garçon de 8 ans en costume cravate qui vendait des fleurs à la sortie d’une boîte branchée à minuit passé. Pas digéré non plus l’interdiction de parution du magazine Nichane et les 3 mois de prison avec sursis infligés à son directeur de publication Driss Ksikes pour avoir rapporté des blagues sur le roi et la religion. Pas encore accepté que la plupart des femmes soient « bâchées » selon le terme d’une collègue. C’est bien le mot. Comment voir le contraste qui se creuse entre le peuple qui peine à survivre et la jeunesse dorée de Casablanca ?
Enfants des bidon-villes En allant en boîte de nuit. On y rencontre deux couches de la société marocaine, à l’extérieur, les vendeurs de cigarettes de contrebande à la sauvette et les vieilles marchandes de roses voilées et suppliantes, à l’intérieur, les minettes de 17 ans décoltés plongeants, ceintures en or et talons hauts, qui regardent les bons partis en jean moulant se claquer la bise. Tous ces jeunes gens se regardent. Ils se jugent, s’évaluent, se scrutent. Mais en sortant de là, ils deviennent aveugles. Ils ne voient plus les gardiens de parkings, marchandes, cireurs, vendeuses... Eux sont habitués. Lorsqu’on vient d’ailleurs, on les distingue encore. Mais pour combien de temps ?